Cyril Abiteboul (Renault Sport Racing): «La F1 est devenue un championnat de l’efficacité énergétique»
Cyril Abiteboul, directeur général de Renault Sport Racing
© Renault Group
Renault en Formule 1, c’est quarante ans de présence ininterrompue en tant que motoriste et un retour dans la compétition en 2016 après cinq ans d’absence en tant qu’écurie. C’est aussi 173 victoires, 11 titres pilote et 12 titres constructeur. Rendement des moteurs, big data, intelligence artificielle, Cyril Abiteboul, DG de Renault Sport Racing, commente les dernières évolutions de la F1, à quelques jours du Grand Prix du Castellet, le 24 juin.
Que représente pour Renault le Grand prix de France ?C’est toujours agréable de courir à domicile. C’est une occasion pour Renault d’aller au-devant des fans de Formule 1 mais aussi de ses clients pour leur expliquer un peu plus le défi technique que constitue la F1 et les raisons pour lesquelles nous sommes présents dans cette compétition. En tant que responsable d’équipe, c’est aussi un facteur de motivation supplémentaire pour les salariés.
Le groupe a complètement renoué avec la F1 en 2016. Qu’est-ce qui avait changé dans cette discipline ?Contrairement à BMW, Toyota et Honda qui ont quitté la F1 lors de la crise économique de 2008, nous avons redimensionné notre présence en tant que motoriste uniquement. Or, la discipline a connu une rupture technologique majeure en 2014, avec un changement de réglementation sur la partie moteur. Lequel moteur est devenu extrêmement complexe et très performant sur le plan du rendement énergétique. Cela implique des efforts considérables en matière de recherche-développement. L’année suivante, nous nous sommes donc retrouvés face à deux options : soit sortir complètement de la F1, soit s’engager complètement. Seul le fait d’avoir une équipe complète peut justifier de s’investir autant dans le moteur, qui est la partie la plus complexe de la voiture.
Dans quelle mesure la F1 est-elle dans le champ de la révolution des données et de l’intelligence artificielle ?La F1, compte tenu des coûts associés, a pris le virage de la virtualisation il y a de nombreuses années. Énormément de données sont accumulées, l’enjeu est d’être de plus en plus performant dans leur gestion et leur exploitation. Nous avons créé l’an dernier un département spécifique de science des données – nous sommes pour le moment la seule écurie à posséder une telle entité – qui alimente en méthodologies nos deux centres de recherche et de production, celui de Viry-Châtillon pour les moteurs, et celui d’Enstone près d’Oxford pour les châssis. L’intelligence artificielle en tant que telle reste encore un champ exploratoire, même si certains algorithmes sont déjà présents. Nous avons signé un partenariat dans ce domaine avec Microsoft ainsi que dans d’autres champs d’innovation comme la réalité virtuelle et la réalité augmentée.
L’innovation est-il un facteur très différenciant entre les écuries ?Dans ce secteur, il y a paradoxalement peu de place pour l’innovation au niveau du produit. Nous sommes dans un environnement très réglementé et concurrentiel : une innovation est soit déclarée illégale, soit très rapidement copiée. Dans cette discipline le cahier des charges est largement défini par le niveau de compétitivité de nos concurrents et par le régulateur. Cela nécessite une capacité d’adaptation et de réaction très grande. La Formule 1 offre davantage de latitude pour être précurseur sur les process : c’est l’école de l’accélération du développement continu. L’exploitation des données et nos méthodes de travail agiles nous permettent d’accélérer le cycle de développement. Chez nous, l’innovation est concentrée sur l’amont, nous devons être capables de passer très rapidement de l’idée à la pièce physique.
« Nos revenus commerciaux (sponsors, droits TV, vente de nos moteurs) financent les deux tiers de notre budget. Nous bénéficions aussi du crédit impôt recherche. Le reste est assuré par Renault, une dépense justifiée par notre apport en image, en notoriété »
Tout cela bouleverse-t-il le management d’une équipe ?Notre approche est très pragmatique. Nous avons deux sites de conception, de fabrication et d’essais. Sur la partie moteurs, nous regroupons près de 500 personnes à Viry-Châtillon. Les Français ont un vrai savoir-faire sur les moteurs thermiques avec de bonnes filières de formation comme l’ESTACA et l’IFP. Nous avons racheté une écurie au Royaume-Uni car il faut absolument être présent dans le pays de la F1 pour figurer aux avant-postes. Nous employons environ 700 personnes à Enstone. Depuis deux ans, nos équipes ont crû de plus de 50 %, notamment avec le recrutement de jeunes dont nous complétons la formation avec des parcours jeunes. Cela nous permet de faire de la rétention en leur offrant des plans de carrière intéressants. L’une des défaillances du sport automobile vient de la surexposition au résultat de court terme. Nous avons un examen de passage toutes les deux semaines, regardé par 50 millions de téléspectateurs. On a vite fait d’y mettre toutes nos forces en oubliant le moyen-long terme. Or il faut bien allouer les ressources car la technologie, le règlement et les besoins en talents évoluent en permanence.
Que rapporte vraiment la F1 à un constructeur ?Schématiquement, nos revenus commerciaux financent les deux tiers de notre budget de fonctionnement. Ces revenus proviennent des sponsors et de nos partenaires, de la redistribution des droits TV et de la vente de notre technologie (nous vendons nos moteurs à McLaren et Red Bull). Nous bénéficions aussi du crédit impôt recherche (CIR) en France et en Angleterre. Le tiers restant est assuré par notre maison-mère, Renault, une dépense justifiée par notre apport en image, en notoriété et en opinions positives sur la marque. Aujourd’hui on peut mesurer précisément ce que la visibilité de la marque pendant quelques secondes auprès des 450 millions de téléspectateurs du Championnat de Formule 1 chaque année nous aurait coûté en publicité traditionnelle. Le groupe réalise aussi des enquêtes sur le différentiel de perception sur la marque et ses produits entre ceux qui regardent la F1 et les autres. Nous savons que les premiers ont une bien meilleure opinion et seront donc plus aptes à considérer la marque pour un achat futur, même si ce n’est pas encore traçable jusqu’au client final. Une campagne de pub serait beaucoup plus lourde car il faudrait la concevoir au niveau mondial puisque la F1 est retransmise dans plus de 100 pays. Dont un certain nombre de territoires de croissance en Asie du sud-est, en Amérique latine et en Afrique qui intéressent particulièrement Renault, sans oublier la Chine évidemment.
Quid des innovations à venir ?Depuis 2014, la F1 est devenue un championnat de l’efficacité énergétique et les progrès ne sont pas terminés, la « fuel efficency » est une quête permanente. Notre rendement est aujourd’hui de 0,5, cela signifie que nous sommes 30 % plus efficaces que la moyenne des moteurs en circulation, y compris en matière d’émission de CO2 ! Malheureusement, cette technologie est très coûteuse. Notre moteur est en fait composé de trois moteurs (un thermique, deux électriques) et une grosse batterie. Il n’est absolument pas transposable à la production en série. Ce qui l’est en revanche, ce sont nos process. L’approche systémique, la modélisation, la simulation ultrarapide, le maquettage numérique pour accélérer les cycles de développement, tous ces investissements et ces innovations propres à la F1 peuvent être utilisés pour la production grand public. Le deuxième champ de progrès concerne la masse des véhicules. Les exigences de sécurité ont fait grimper le poids des voitures. On est arrivé à un très bon niveau de sécurité, nous allons pouvoir retravailler sur le poids. Cela passe par des matériaux innovants, des nouveaux alliages, l’impression 3D… Enfin, n’oublions pas toute la partie connectivité, diagnostic. La virtualisation est indispensable puisque nous produisons des Formule 1 à très peu d’exemplaires.
On parle tous les jours de voiture autonome. Peut-on envisager un grand prix de F1 sans pilote ?On reste dans une discipline « aspirationnelle », le produit et le pilote sont des ambassadeurs importants de la technologie. En revanche, on peut tout à fait imaginer des phases autonomes. Lors d’un accident sur la piste, la course est neutralisée. Plutôt que de faire circuler une voiture de sécurité, les monoplaces pourraient basculer en mode autonome afin de respecter les consignes de sécurité. Autre exemple : en F1, on vérifie en permanence que les pilotes ne sortent pas de la piste pour gagner une position. On peut imaginer des caméras haute fréquence embarquées qui s’assurent que le pilote respecte les règles, faute de quoi, par exemple, la puissance de son moteur pourrait être diminuée… Des incursions dans l’univers de l’autonome sont donc possibles, mais la F1 doit continuer à mettre le pilote au cœur de l’action pour ne pas finir en salon automobile.
Pied au plancherCyril Abiteboul est directeur général de Renault Sport Racing. C’est lui qui fixe les objectifs en matière de commerce, marketing et communication pour permettre au Groupe Renault de retirer tous les bénéfices de ses activités en F1. Après avoir obtenu son diplôme de l’Institut National Polytechnique de Grenoble, il rejoint Renault en 2001 pour occuper différentes fonctions, aussi bien au siège français qu’à Enstone. En juin 2014, il est nommé directeur général de Renault Sport F1.
https://www.lopinion.fr/edition/economi ... t-l-152976