Luca de Meo, justifie l'arrêt du moteur Renault 2026 !
Luca de Meo : "On est devenus invisibles."
Quel message adresser aux passionnés de F1 et de Renault-Alpine qui se sentent abandonnés par la décision d'arrêter le moteur français à compter de 2026 ?
"C'est un sujet très émotionnel, pour moi en premier. Je suis très passionné. C'est un crève-cœur. Cette décision résulte de mois et de mois d'observations.
Je voudrais tout d'abord dire que j'admire l'engagement et la ténacité des gens de Viry-Châtillon. Et je sais qu'ils vont demain imprimer cet état d'esprit dans les projets qui attendent leur entité. Ils ont la gnaque. Et ça, c'est une bonne nouvelle.
J'ai mal de les voir aussi déçus de cette décision, mais malheureusement dans mon job, je ne peux pas réfléchir comme un fan."
C'est-à-dire ?
"Je suis un manager. Je gère une entreprise cotée en bourse. Et je dois repenser le projet F1, pour enfin gagner. Je cherche donc les raccourcis pour y parvenir. Là, on est devenus invisibles.
Encore deux ans comme ça et le projet se dégonflerait complètement. On est depuis trois saisons sur une pente descendante. Il fallait secouer tout ça. Avec en parallèle une logique financière."
Parce que louer un moteur chez Mercedes vous revient moins cher que de concevoir le vôtre ?
"Les vrais passionnés ne sont pas concernés par ce calcul. Moi, si. Malheureusement. Il y a déjà un "budget cap" à 150 millions par écurie.
Aujourd'hui, quatre constructeurs proposent un propulseur. Audi va venir, mais n'a même pas de moteur pour le moment. Honda avait décidé de partir, puis a changé de patron et revient. Entre-temps, Red Bull a investi 600-700 millions pour penser sa propre structure motoriste. Garder chez nous une telle activité coûte entre 200 à 250 millions d'euros par an. En plus du budget annuel de 150 millions. Or, Aston Martin, McLaren, Haas, Williams, qui soit dit en passant sont devant nous, n'investissent pas ces 200-250 millions.
Or, la structure de rémunération en F1 ne tient pas compte des investissements consentis par les écuries constructeur. Donc, on dépense plus que les autres, mais on ne touche pas plus. À terme, la F1 pourrait, qui sait, proposer une simplification technologique. Comme d'imaginer un moteur sans hybridation, sans électrification, qui fasse du bruit et roule à l'e-fuel pour l'image verte.
Ça serait une base commune et chaque constructeur garderait 10 % de marge pour adapter le moteur. Ça coûtera bien moins cher. C'est juste une vision."
En fait, qu'importe le moteur, tant que la victoire est au bout ?
"Les fans - sauf les vrais passionnés, j'en conviens - et les sponsors viennent pour une écurie, pas pour un moteur. Les partenaires signent avec McLaren, pas avec Mercedes sous le capot.
Le public de la F1 a changé. Il s'est élargi auprès des jeunes, des femmes. Cette nouvelle clientèle a une autre lecture de ce sport. On soutient un pilote, une couleur, une marque. Pas un moteur. Alpine, vu notre classement (9e au Championnat constructeurs) perd des primes.
Les sponsors se font rares. On a un trou d'air. Mes actionnaires savent compter. Alpine doit faire de l'argent."
Si demain, vous gagnez, serez-vous encore comptable des équilibres ?
"Quand tout va bien, moins. Mais là, avec nos P16, P17, on a l'air de rigolos. Nous ne sommes nulle part. Les fameux "retours marketing", se sont évanouis. Quand bien même, ils ne sont pas quantifiables en argent monnaie."
Viry paie donc une décennie de mauvais résultats...
"Viry va se transformer. Il y aura une veille technologique F1 pour réfléchir au prochain cycle moteur après 2030.
Et d'autres projets pérennes autour d'une Supercar et des nouvelles technologies. Sans perte d'emploi, ça, c'est garanti. Maintenant, s'il y en a qui sont positivement habités par l'idée de faire un moteur de F1, ils n'auront pas de problème pour se repositionner.
Fred Vasseur, le patron de l'écurie Ferrari, nous a appelés pour nous demander s'il pouvait faire sortir des gens de chez nous et leur éviter un "garden leave", un purgatoire, avant d'aller travailler chez eux. Ok. C'est la vie. On ne va emprisonner nos gars."
Vous n'aviez pas confiance dans le potentiel du futur moteur maison ?
"Cette nouvelle réglementation, c'est une sorte de Frankenstein, un compromis des exigences de chaque constructeur. Les coûts de développement sont devenus exponentiels.
Ça va être assez difficile à gérer, même pour les pilotes. Ils feront de la voile ces gars-là. Recharger les batteries, etc. Ça ressemble plutôt à une usine à gaz ce moteur. Et soyons clairs, quand vous visitez, et nous l'avons fait, une unité comme HPP, l'usine moteurs de Mercedes, il y a 900 personnes qui y travaillent.
On est 340 à Viry. Ils ont des bancs d'essais que l'on n'a pas. Le passage à l'ère hybride nécessitait de puissants investissements sous-estimés à l'époque. On tourne, côté structure, avec trois cylindres quand d'autres en ont huit.
Quand je suis arrivé il y a quatre ans, le groupe voulait arrêter la F1. Si elle est encore là, c'est parce que j'ai sauvé le truc. Mais nous n'avons pas la structure pour être à la pointe du développement des chimies de batteries, de la gestion des logiciels, de la récupération d'énergie... Ce n'est pas juste mettre un moteur sur le banc et dire : "Eh boss, je fais 415 Kw !"
Moralité, louer un moteur chez Mercedes, c'est moins cher et potentiellement mieux.
"C'est moins de 20 millions par an. On se devait donc de prendre cette décision. Et puis, toutes les autres écuries ont leurs entités moteur et châssis à proximité.
Nous, on est à cheval sur deux "continents", avec deux cultures différentes. Et à Enstone, ils sont très indépendants, habitués à travailler pour différentes couleurs. J'aurais dû tout regrouper, mais ça aurait été en Angleterre... Dur, non ?"
Et quel rôle a joué Flavio Briatore dans ce choix moteur ?
"Je ne l'ai pas appelé pour quitter la Formule 1 ! J'ai lu qu'il est censé packager le projet pour à terme vendre l'écurie. C'est totalement faux.
Je mesure bien les avantages pour nous, d'être en F1. Flavio est au cœur de la revitalisation du projet. On réorganise l'écurie, on se focalise sur Enstone et croyez-moi, on est actifs côté ressources humaines là-bas pour être performants... On n'était pas au niveau. On ne lâchera pas."
À Briatore de trancher dans le vif donc.
"Flavio est un consultant. Il peut prendre des décisions opérationnelles dans l'écurie, mais pas sur la stratégie financière.
Il connaît mieux le monde de la F1 que moi. Il est toutes les semaines à Enstone. Il est connecté politiquement et il a un réseau.
Quant à notre nouveau team principal, Oliver Oakes, il sera l'un des grands du milieu dans quelques années. Et c'est un Anglais."
On se doit d'y croire, mais depuis le départ de Cyril Abiteboul début 2021, les épisodes Laurent Rossi, Otmar Szafnauer et Bruno Famin n'ont pas été couronnés de succès...
"J'ai fait des erreurs. Mais c'est facile de le dire après. J'ai accordé ma confiance. Je ne suis pas un président de football qui décide qui doit jouer.
Le travail n'a pas toujours été fait comme il fallait, j'ai donc dû changer les hommes. Là, je pense que l'on va dans la bonne direction. Mais la F1 se joue tellement sur des détails."
Il est toutefois légitime de s'interroger sur la pérennité du projet, une fois la branche moteur coupée.
"Je reçois tous les 15 jours des appels de financiers, d'excentriques qui veulent entrer en F1. Ils savent qu'après 2026 ça va coûter bien plus cher. Si on te donne 1 milliard aujourd'hui pour prendre l'écurie, ils pourront la revendre le double, deux ans plus tard. C'est plein de spéculateurs ici.
J'ai refusé cinquante fois. Une écurie, ça vaudra bientôt entre 3 et 5 milliards. Je ne vais pas vendre, je ne suis pas bête. Être en F1, c'est essentiel pour la marque Alpine.
On est dans le club fermé. Ça crédibilise la marque auprès des passionnés d'automobile. On n'a pas besoin de cet argent."
 Même si demain l'écurie est valorisée à 3 ou 5 milliards ?
"Non, parce que ça concourt à la valorisation financière du groupe. Quand on m'a présenté l'activité F1, c'était une ligne de coût dans le budget marketing. J'ai déjà cristallisé 1 milliard de valeurs.
C'est déjà pas mal, non ? Ça aide aussi à valoriser l'action de Renault. Pas question donc de vendre les bijoux de famille."
Une séquence fiction pour conclure. Une Alpine conçue en Angleterre s'impose en 2026 avec un moteur Mercedes, "La Marseillaise" aura-t-elle encore un sens ?
"Quand on gagnera, tout le monde sera derrière nous. Je voulais faire une écurie à la Française, le Ferrari à la française.
J'ai mis deux pilotes français dans les baquets. Ils se sont rentrés l'un dans l'autre. Faites le tour avec moi d'une A524, il n'y a pas un sponsor français. Pas un ! J'ai tapé à de nombreuses portes. En vain. Ah si ! Mobilize Financial Services, c'est à nous et les moteurs E-Tech, c'est à nous aussi.
Donc, nous payons pour soutenir notre propre écurie... Voilà l'histoire. Alors, je veux bien driver tous les projets avec le sentiment patriotique, comme je l'ai fait avec Fiat en Italie, avec Seat et Cupra en Espagne, mais je ne peux pas forcer les âmes."
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